Pavlos Iacovou n'est qu'à dix petits mètres de son hôtel, inaccessible derrière des barbelés gardés par des soldats turcs. Depuis 1974, Varosha est une ville fantôme, vidée de ses habitants, mais la cité balnéaire chypriote pourrait bientôt rouvrir, sur décision d'Ankara.
Située dans la partie occupée par la Turquie, Varosha (est) a été mise sous scellés par l'armée turque, qui en garde toujours le contrôle. Initialement surnommée le "Saint-Tropez chypriote" pour son eau cristalline et ses soirées endiablées, elle tombe en ruines sous le regard désespéré de ses anciens habitants chypriotes-grecs.
"Je ne veux pas être ici, à regarder de loin mon hôtel. Je veux être sur ma terrasse, siroter une limonade et oublier ce cauchemar", soupire M. Iacovou qui, à 19 ans, a fui l'avancée de l'armée turque sans savoir qu'il ne retrouverait jamais sa maison natale.
En 1974, après un coup d'Etat visant à rattacher l'île à la Grèce, la Turquie envahit un tiers de Chypre, depuis divisée par une ligne de démarcation. Est ensuite instaurée une République turque de Chypre-Nord (RTCN, reconnue uniquement par Ankara), qui administre de facto le nord de l'île.
En lisière de la zone tampon, Varosha est elle restée sous le contrôle direct de l'armée turque, qui en a interdit l'accès après l'avoir entourée de kilomètres de barbelés. En 1984, une résolution de l'ONU exige le transfert de la ville aux Nations unies et son repeuplement par ses habitants d'origine.
Symbole de la douloureuse division de l'île et du statu quo dans les pourparlers de paix, la cité balnéaire fantôme est revenue au coeur des tensions: les autorités chypriotes-turques puis Ankara ont annoncé sa prochaine réouverture, une décision perçue comme une provocation dans le sud de l'île, qui fait partie de l'Union européenne.
"Varosha sera ouverte", a promis mi-septembre le chef de la diplomatie turque Mevlut Cavusoglu, deux semaines après une visite de la ville pour des journalistes, la première depuis 1974.
Pour l'expert Ahmet Sözen, ce brusque revirement est avant tout une "mesure de représailles" sur un épineux dossier: le sentiment des Chypriotes turcs d'être "exclus" par Nicosie dans l'exploration des gisements gaziers découverts au large de l'île.
Mais si cela peut expliquer le timing de l'annonce, la raison profonde de ce projet se trouve à Strasbourg, où siège la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), dit-il.
"Prix à payer"
Celle-ci a rendu récemment plusieurs décisions obligeant la Turquie à verser de lourdes compensations aux habitants spoliés.
"Au total, Varosha pourrait représenter plus de cinq milliards d'euros de compensations", estime Costa Apostolides, économiste chypriote. "C'est un prix trop cher à payer pour une Turquie en récession", selon lui.
Pour parer à cela, une seule solution: rendre, en théorie tout du moins, aux Chypriotes-grecs leurs propriétés.
En ouvrant Varosha et en transférant sa juridiction à une entité civile --la RTCN--, la Turquie s'ôte une épine du pied et garde dans les faits le contrôle de la ville dont elle fait "une importante carte à jouer", souligne M. Sözen.
"Depuis 45 ans, les Chypriotes-grecs exigent l'impossible: la fin de l'occupation turque sur l'île. La Turquie leur dit maintenant: +il va falloir négocier ou nous ouvrirons Varosha selon nos termes+", résume M. Sözen.
Nicosie, qui prônait soit une restitution pure et simple de Varosha, soit son administration par l'ONU, a été prise de court. Le temps presse, s'inquiète Andreas Lordos, l'un des principaux propriétaires spoliés.
"Il faut absolument que le gouvernement (chypriote-grec) ne soit plus passif et trouve un compromis. A force (...), nous allons tout perdre", prévient cet architecte.
D'autant plus que le "ministre" des Affaires étrangères de la RTCN, Kudret Ozersay, potentiel candidat aux élections (législatives? Présidentielle?) d'avril 2020, en a fait son leitmotiv.
"Si Varosha redevient une station balnéaire à la mode, elle peut être un important moteur économique, note M. Apostolides. La RTCN ne lâchera pas Varosha facilement."
"Catastrophe"
Pendant 45 ans, Pavlos Iacovou et sa femme Toulla ont espéré que leur ville natale renaisse. Mais, alors que le rêve pourrait sembler à portée de main, ils craignent qu'il tourne au vinaigre.
"Si Varosha devient chypriote-turque, c'est la catastrophe. Quelle banque me donnera un prêt pour reconstruire mon hôtel dans une zone occupée?", s'inquiète M. Iacovou.
Flairant le fort potentiel touristique, des étrangers l'ont déjà appelé pour racheter au rabais sa propriété, qui donne sur la plage.
A côté de son mari, Toulla observe Varosha sombrer dans la nuit sans qu'aucune lumière ne la retienne: ni lampadaire dans les rues, ni vie dans les maisons.
"Tout s'accélère", souffle Toulla. "On nous dit de vendre, de nous décider, mais j'ai besoin de temps. Je veux rentrer chez moi, toucher les murs et crier le nom de mes voisins qui ne sont jamais revenus."
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