La foule qui se presse, ce jour-là, autour des gigantesques "camions de son" affrétés par les organisateurs de l’événement n'est pas sans rappeler celle qui investissait les rues des grandes villes il y a deux ans pour réclamer la destitution de l'ex-présidente, Dilma Rousseff. Ces "citoyens de bien", comme ils se nomment eux-mêmes, majoritairement blancs et bien nés, vêtus tantôt de la vareuse de la Seleção, tantôt d'un t-shirt portant le message, Meu Partido é o Brasil (Mon Parti est le Brésil), devenu leur cri de ralliement, commencent à s'impatienter, après avoir défilé en chanson sur l’Avenue pauliste. Électrisés par leurs slogans, ils attendent, fébriles, le message de celui qu’ils sont venus soutenir ce 21 octobre 2018. Le discours doit être transmis en direct depuis Rio par vidéoconférence. Après quelques minutes, Jair Messias Bolsonaro apparaît finalement à l’écran et prend la parole sous les vivats de ses partisans.
Porté par l'enthousiasme communicatif de cette marée jaune-verte, le candidat d'extrême droite ne prend même plus la peine d’euphémiser son discours. Le ton est sans retenue, agressif, haineux. Après avoir remercié ses partisans, il se lance dans une violente charge contre ses adversaires politiques, les menaçant d'une "purge historique". "Les uns devront aller en prison, les autres s'exiler à l'étranger... les bandits rouges seront bannis de notre pays et soumis à la loi de la majorité... Il va y avoir un nettoyage comme on ne l'avait jamais vu dans l'histoire du pays... Nous sommes la majorité, nous sommes le vrai Brésil. Tous ensemble nous construirons une nouvelle nation". Et de s'en prendre à la personne de l'ex-président, Lula, appelé à "pourrir en prison", à celle Haddad, destiné au même sort, et aux mouvements sociaux, enfin, Mouvement des sans terre (MST) et Mouvement des travailleurs sans toit (MTST), qualifiés de "terroristes" et méritant d'être traités comme tels.
Une victoire des intérêts dominants
Élu confortablement ce dimanche (55 % des voix), tel est donc l'individu qui s'apprête à prendre les commandes du plus grand pays d'Amérique latine. Ni ses saillies contre ses opposants et les minorités, ni les violences qui ont émaillé la campagne, ni les révélations portant sur la campagne de désinformation, organisée à une échelle quasi industrielle et financée par des entreprises proches du candidat d'extrême droite et, moins encore, les mises en garde internationales, n’auront suffi à inverser la tendance en faveur de Fernando Haddad.
Les appels répétés à la constitution d’un front républicain, entre les deux tours, se sont avérés vains face à l’agglutination, derrière le candidat d’extrême droite, de tous les intérêts dominants de la société brésilienne. Les grandes églises évangéliques (Assemblée de Dieu, Église universelle du règne de Dieu, etc.), qui ont mis à sa disposition leur empire médiatico-religieux et orienté le vote de leurs fidèles – 70 % des évangéliques auraient voté pour Bolsonaro au premier tour. Le puissant lobby parlementaire de l'agrobusiness et celui des partisans de la libéralisation des armes à feu, qui partagent sa vision rétrograde et un même mépris pour les sans-droits. L'état-major de l’armée, qui n'a cessé d'intervenir dans la vie publique brésilienne depuis deux ans. Enfin les milieux économiques et financiers, séduits par les propositions ultra-libérales de Paulo Guedes, un économiste thatchérien appelé à occuper le ministère de l’Economie, et rassurés quant à la viabilité d’un tel gouvernement par le soutien explicite du bureau éditorial du Wall Street Journal à Bolsonaro au lendemain du premier tour.
Radicalisation des classes moyennes
Ceci, bien sûr, sans compter l'adhésion franche et massive d'une bonne partie de l'électorat, dont le noyau dur est à trouver dans classes moyennes et les élites urbaines du Sud du pays. Dans un contexte marqué par une récession économique d'une exceptionnelle gravité, une crise politico-institutionnelle interminable et une explosion de la criminalité, leur rejet hystérique du PT (au pouvoir entre 2003 et 2016) a fini par se transformer en violente croisade morale contre la gauche et ses valeurs, qui a elle-même ouvert la voie à une option autoritaire. Aujourd'hui plus que jamais décidé à refermer la "parenthèse pétiste", ces groupes sociaux ne dissimulent plus leur volonté de renouer avec un passé fantasmé, celui de la dictature militaire (1964-1985), perçue rétrospectivement comme une utopie d'ordre et de progrès.
Un basculement autoritaire?
Bâtie sur les ruines du pétisme, cette conjonction d'intérêts préfigure ce que sera le gouvernement de Bolsonaro: un régime fondé sur une vision ultra-moralisatrice de la société, une conception thatchérienne de l'économie, un mépris de classe et de race, et un goût prononcé pour la violence envers les minorités ou la dissidence politique. Non pas un retour à la dictature des années de plomb, comme certains s'en inquiètent, mais un gouvernement semi-autoritaire, comparable aux Philippines de Duterte, s'accommodant de la démocratie, du moins soucieuse d'en respecter la forme, mais n'hésitant pas à multiplier les mesures d'exception, avec l'aval du Congrès, et à fermer les yeux sur la violence des milices. Dans un pays aux inégalités abyssales et aux institutions politiques encore jeunes et fragiles, un tel gouvernement d'"ordre moins le progrès" ne peut que précipiter la plus grande démocratie d'Amérique latine un peu plus dans l'abîme.
La responsabilité du pouvoir judiciaire
La candidature de Luis Inacio da Silva aurait peut-être pu changer la donne. Mais la justice brésilienne en a décidé autrement, en condamnant l'ex-président sur base de convictions hasardeuses et de preuves discutables. Puis, en refusant une demande d'habeas corpus en faveur de l'ex-président pour lui éviter la prison, sous la pression du général Villas Boas, commandant des forces armées. Enfin en barrant sa participation à la course électorale.
A Niteroï, non loin de Rio, déjà, la foule a acclamé une colonne militaire de passage. Nul doute que les historiens qui se pencheront sur cette nouvelle page sombre de l'histoire brésilienne disserteront encore longtemps sur ce gouvernement des juges qui a exclu de la course électorale un candidat crédité de 40 % des intentions de vote et ouvert un boulevard à l'extrême droite.
Laurent Delcourt, chargé d'étude au Centre tricontinental (CETRI, Louvain-la-Neuve), RTBF.BE
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