Faut-il encore présenter Tinder ? Cette application de rencontre en ligne permet de visiter les profils de plusieurs dizaines de personnes et de décider si vous aimez ce que vous y voyez (en " swipant " à droite) ou pas (en swipant à gauche). Les utilisateurs ou utilisatrices n’ont le droit de se parler mutuellement que si l’autre les a aimé.e.s à son tour : c’est ce qu’on appelle un match. En Belgique, cela représente des millions de swipes par jour, avec plus de succès auprès des Bruxellois et Bruxelloises. Une courte biographie, pas même obligatoire, et quelques photos suffisent pour se créer un profil.
Ariane (42 ans), Emma (35 ans) et Sarah (27 ans)* ont accepté de partager leurs expériences. " C’est une bonne question : pourquoi je me suis inscrite sur Tinder ? Je ne comprenais pas mes copines qui l’utilisaient quand j’étais en couple. Puis le célibat m’est tombé dessus et je me suis inscrite et désinscrite plusieurs fois avant de m’enfoncer plus profondément dans le célibat (rires). C’est là que je me suis vraiment impliquée, que j’ai créé un beau profil ", se souvient Emma. " Moi je pense que je suis trop vieille pour draguer dans les bars, c’est pour ça que je me suis inscrite. C’est une manière de rencontrer des inconnus, des gens qui ne sont pas tes collègues par exemple. C’est difficile de rencontrer de nouvelles personnes. C’est aussi très banal aujourd’hui, on ne parle que de ça à la machine à café le matin ", raconte Ariane qui sait parfaitement pourquoi elle est dessus : " Je ne cherche pas d’amis, j’en ai déjà. Je veux partager de bons moments avec quelqu’un sans être forcément en couple, en même temps je ne cherche pas de coup d’un soir, on peut se revoir ". Célibataire depuis trois ans, Sarah s’est elle aussi inscrite pour rencontrer de nouvelles personnes mais ajoute dans la foulée : " C’est comme la vraie vie, il faut faire un tri ".
Violences
Pas besoin en effet de les pousser dans leurs retranchements pour entendre des histoires problématiques. " Entre celui qui refusait absolument de porter un préservatif et l’autre qui était en couple mais ne m’avait rien dit, j’ai été servie. Ils peuvent mentir plus facilement derrière un écran ", raconte Sarah qui a également été confrontée aux pires stéréotypes sur la sexualité féminine: " J’accepte de coucher le premier soir, du coup le regard des hommes change sur moi. Je connais une copine qui attend minimum cinq rendez-vous avant de coucher. Je n’ai pas toujours envie d’attendre mais je me demande alors si mon partenaire va me respecter après. Une fois, j’ai eu du mal à jouir, ça m’arrive quand je couche avec quelqu’un pour la première fois. L’homme rencontré via l’application a quand même réussi à me culpabiliser en me disant que je prenais trop de temps…". Autre problème pour Sarah: " Après la première rencontre, tout est interprété comme une envie d’être en couple de ma part. Ils commencent à paniquer alors que je suis très claire: je ne veux pas être en couple. Ce n’est pas sur Tinder que je trouverai l’homme de ma vie. Est-ce que cela empêche d’être respectueux l’un.e envers l’autre? Quand j’envoie un message qui dit: " j’ai envie de tes câlins ", c’est tout de suite considéré comme si je voulais m’engager à vie ".
Emma a aussi connu son lot de surprises. " Je pense qu’il y a beaucoup d’hommes non déconstruits et même dangereux sur ces applications. J’en ai conclu qu’on y rencontre pas des chouettes gens. Il y a du sexisme aussi bien sûr. J’annonce dans ma bio que je suis féministe, je ne le cache pas, même si parfois j’aimerais parler d’autres choses avec les hommes avec lesquels je matche. Je suis notamment tombée sur un homme qui voulait très clairement casser de la féministe. Il a été très paternaliste, il m’a dit qu’il allait m’apprendre la vie… C’était un vrai manipulateur, il me culpabilisait puis me rassurait pour m’avoir. Ca a été très violent pour moi. Quand je l’ai bloqué sur Tinder, il a encore essayé de me contacter par sms ". Une étude de 2013 estimait que 42% des femmes qui fréquentent les sites ou applications de rencontre ont été victime de harcèlement. Une forme particulière a même reçu un nom : le " Tindstagramming ". Puisque Tinder n’autorise les personnes à se parler que si elles ont montré mutuellement qu’elles étaient d’accord, certains n’hésitent pas à retrouver et à contacter les femmes qui ont refusé de leur parler sur d’autres réseaux sociaux comme Instagram. " Les hommes ne sont pas pires sur Tinder que dans la vraie vie. Ce sont les mêmes que dans la rue, qui n’acceptent pas le refus des femmes et deviennent agressifs quand on dit non ", continue Emma. " J’ai essayé Bumble, qu’on présente comme une application de rencontre féministe. Ca te met peut-être en confiance en tant que femme mais ce sont les mêmes hommes que sur Tinder ". Outre le harcèlement, des viols peuvent aussi avoir lieu lors de la première rencontre avec des personnes connues via des applications, ce qu’on appelle " date rape ". En 2016, l’Angleterre tire la sonnette d’alarme, les " date rape " ayant augmenté de 450% dans le pays en cinq ans.
Consommation
" Je n’ai jamais personnellement vécu quelque chose de problématique sur l’application mais cela en m’étonne pas plus que ça. Il est vrai que je rencontre des hommes plus âgés et ils n’ont jamais été insistants. J’ai des collègues masculins de 30 ans et je les écoute parler de ça et dire " je prends les femmes et puis je les dégage ". Je pense que je me protège en restant très distante émotionnellement. C’est assez faux quand on y réfléchit, c’est axé sur la consommation de l’autre. Normalement quand on rencontre quelqu’un dans la vraie vie, il y a des émotions qui naissent de cette rencontre. Là ce n’est pas possible puisque c’est derrière un écran ", explique Ariane.
Pour se protéger, Emma pratique quant à elle le fameux tri dont parlait Sarah: " Ceux qui n’ont pas de biographie ou alors juste l’émoticône aubergine, c’est non, cela veut dire qu’ils n’ont pas grand chose à me dire. Je sais que les hommes ne fonctionnent pas comme ça sur l’application, ils aiment tous les profils et puis en fonction de qui ils matchent, ils font un tri après ". " J’aime lire une vraie bio, il me faut un peu d’information sur la personne. Par contre, au niveau des photos, c’est rédhibitoire si les hommes sont torse nu dans leur salle de bain ou devant leur voiture... ", indique Ariane.
Amour et algorithme
Tout ce laborieux processus a eu des conséquences pour Emma. " Alors que les rencontres sont quelque chose d’instinctif, Tinder les a transformées en quelque chose de très mental, très intellectuel. Cette histoire de consommation me dérange aussi beaucoup, c’est un supermarché capitaliste de la relation. Quelle énergie dépensée juste pour coucher (rires), le tout influencé par des algorithmes obscurs. Je n’ai jamais vu de profils d’hommes racisés par exemple. Je ne suis mise en contact qu’avec des hommes qui me ressemblent, qui sont dans le même milieu professionnel que moi ". Des algorithmes qui vont même plus loin, comme déchiffré par la journaliste française Judith Duportail dans son livre " L'amour sous algorithme ". " Tinder se réserve le droit d’évaluer les hommes et les femmes différemment. Ainsi, un homme éduqué, qui gagne bien sa vie et a un certain âge reçoit des points bonus. A l’inverse, une femme dans la même situation reçoit des points malus ! L’algorithme permettra donc à des hommes âgés de se voir présenter des profils de femmes plus jeunes, moins éduquées, moins aisées mais pas l’inverse ! Tinder favorise donc un système de couple patriarcal où l’homme a le dessus sur la femme. Ce classement dans l’algorithme est aussi sexiste envers les hommes qui ne correspondent pas à la masculinité hégémonique ou toxique. C’est le triomphe du mâle alpha ", explique l’autrice au journal Le Soir.
Toutes m’avouent pourtant à quel point Tinder peut avoir un côté rassurant. Et donc piégeant. " On voit qu’on peut séduire les autres ", estime Ariane. " Chaque match fait du bien à l’ego ", explique Sarah. " Tu te sens moins isolée, tu sais que quelque part, quelqu’un pense à toi. Je pense que j’étais en souffrance quand je suis arrivée sur l’application ", précise Emma avant de partager une dernière réflexion qu’elle s’est faite en utilisant Tinder : " Dans notre société patriarcale, les femmes et les hommes ne gèrent pas les relations de la même façon. Sur les femmes repose socialement la responsabilité de la relation, la charge mentale et émotionnelle. Cela va leur demander une plus grande implication qu’à la plupart des hommes qui se baladent comme des touristes dans leurs relations ". Emma a fini par quitter Tinder.
*Les prénoms ont été modifiés
Camille Wernaers, rtbf.be
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