Intimidation, menaces, recours devant les tribunaux : les obstacles sont variés pour de nombreux locataires qui se trouvent face à des propriétaires réticents à accéder à leur demande de cession de bail, dans le contexte de la flambée des prix sur le marché immobilier
C’est une véritable course d’obstacles qu’a effectuée Franck Ollivier, un jeune homme de 29 ans, afin de pouvoir céder son bail cet automne en prévision de son retour en France, son pays d’origine. Le propriétaire de son logement de Ville-Marie, un groupe immobilier présent dans plusieurs arrondissements de Montréal, a d’abord affirmé avoir déjà reloué celui-ci à un autre locataire en prévision du départ de M. Ollivier. Le groupe immobilier a donc refusé sa demande de cession de bail.
Or, il est dans les droits des locataires, en vertu du Code civil du Québec, de céder leur bail afin que le prochain occupant du logement bénéficie, au moment d’emménager, du même loyer que celui qui quitte cet appartement. Ce processus est d’ailleurs bien encadré, et un propriétaire ne peut refuser une cession de bail que s’il a des motifs « sérieux » de s’opposer au cessionnaire proposé, notamment si celui-ci a des antécédents de non-paiement de loyer ou si l’enquête de crédit menée sur cette personne n’a pas été concluante.
Après s’être informé de ses droits en matière de cession de bail sur différents groupes sur les réseaux sociaux, M. Ollivier a reçu des menaces écrites de poursuite pour diffamation de la part du propriétaire, que Le Devoir a pu consulter, et s’est senti « espionné » par celui-ci. Cela lui a causé beaucoup de « stress », selon ce qu’a affirmé le jeune homme devant le Tribunal administratif du logement (TAL), où son dossier s’est transporté en juillet dernier.
« [Le représentant du propriétaire] me pistait sur Facebook, il me contactait par courriels, il me rendait fou », a récemment confié M. Ollivier au Devoir.
Le TAL a finalement validé la cession de bail au début du mois de septembre, après avoir conclu que le groupe immobilier n’avait pas de motifs sérieux pour la refuser. Franck Ollivier a par ailleurs reçu un dédommagement financier de 500 $ pour les inconvénients qu’il a subis, en plus d’un remboursement de ses frais judiciaires. « En gros, j’avais tout », lance M. Ollivier, qui espère que ce jugement contribuera à montrer aux propriétaires qu’ils « ne peuvent pas aller aussi loin ».
Le groupe immobilier en question n’a pas donné suite aux demandes d’entrevue du Devoir.
Crise du logement
Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’un cas anecdotique. Cette année, l’avocat et chargé de cours en droit du logement à l’Université du Québec à Montréal Daniel Crespo Villarreal a remarqué une hausse « notable » des sollicitations au sein de son cabinet d’avocats de la part de locataires dont le propriétaire « refuse la cession de bail ». Une situation qui n’est pas étrangère, selon lui, à l’écart important qui existe entre le loyer des logements actuellement vacants et ceux qui sont occupés depuis des années, comme l’a illustré une enquête du Devoir en avril dernier.
Pour un propriétaire, « c’est la chance de mettre le logement au prix observé sur le marché » en résiliant le bail plutôt qu’en laissant un locataire céder celui-ci à un autre pour le même loyer, analyse M. Crespo Villarreal.
Au cours des derniers mois, de nombreux jugements ont été rendus par le TAL en lien avec des demandes de cession du bail. Plusieurs locataires montréalais ont par ailleurs confié au Devoir dans les derniers jours avoir eu bien des difficultés à céder leur bail, se heurtant au mutisme de leur propriétaire, celui-ci préférant une résiliation pure et simple du bail.
« C’est un peu un parcours du combattant », raconte Gabriel Carpentier, qui s’est rendu devant le TAL avec sa conjointe pour réussir à céder le bail du logement locatif qu’ils occupaient dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. Devant l’instance judiciaire, les propriétaires ont tenté de justifier leur désir de résilier le bail en faisant valoir qu’une cession « n’a pas sa raison d’être », puisque les locataires en question « ont acquis une propriété ». Des motifs jugés « injustifiés » par le TAL, qui a plutôt validé cette cession de bail dans une décision rendue à la fin novembre.
« J’ai l’impression que les propriétaires veulent rentabiliser leur immeuble, surtout les nouveaux acheteurs », constate également l’avocat Alexandre B. Romano, qui représente la plupart des locataires du Manoir Lafontaine, menacés d’éviction dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. Ils cherchent alors « par tous les moyens à se débarrasser de leurs locataires ».
« C’est vraiment inquiétant, parce que les propriétaires ont le gros bout du bâton dans les affaires de cessions de bail », relève le porte-parole du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec, Maxime Roy-Allard, qui voit la cession de bail comme un outil pour conserver des logements locatifs abordables.
Des données fournies par le TAL au Devoir montrent d’ailleurs que les demandes devant ce tribunal afin qu’il statue sur le droit à la cession de bail ou à la sous-location sont en augmentation depuis quelques années, après une diminution presque ininterrompue depuis 2009. On en recense 66 pour la période 2020-2021, contre 30 deux ans plus tôt.
« Un moyen de pression »
Or, l’objectif initial de la légalisation de ce processus était simplement d’offrir « une porte de sortie » aux locataires qui devaient quitter leur logement avant la fin de leur bail, fait valoir le directeur des opérations de la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec, Kevin Buche.
Au fil du temps, la cession de bail s’est « transformée » en un « moyen de pression » pour les locataires qui veulent « assurer un contrôle du loyer » de leur logement, observe-t-il. Pourtant, par son encadrement strict, la cession de bail a pour effet de nuire au propriétaire qui souhaiterait profiter du départ d’un locataire pour « rénover son logement ou l’offrir à un membre de sa famille », estime M. Buche. Ce dernier réclame donc un retour « à la base de la loi » en ce qui concerne les cessions de bail, ce qui pourrait réduire la « frustration » des propriétaires.
Source: ledevoir.com
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